Le danger des utopies

Dans La ville qui n’existait pas, Pierre Christin et Enki Bilal racontent l’histoire d’un rêve qui tourne mal.

Ce rêve, c’est celui de Madeleine, héritière d’une grande compagnie industrielle du nord de la France : une bourgeoise au demeurant charmante, pétrie de bons sentiments, mais déconnectée du réel. Son projet ? Offrir une existence meilleure aux ouvriers de la petite ville (fictive) de Jadencourt, qui ont trimé toute leur vie dans des conditions misérables. Voilà ce qu’elle dit :

« J’ai décidé de construire une cité idéale qui accueillera tous les gens de Jadencourt et leur permettra de connaître enfin la vraie vie… »

La vraie vie ? Ces paroles font déjà douter du bien fondé de la démarche de Madeleine. Et quand on lui rétorque : « Une sorte d’Auroville en pays ch’timi en somme… Vous rêvez, mademoiselle… », elle répond : « Oui je rêve ! Parce qu’il faut toujours rêver pour concrétiser l’utopie. »

À ce mot d’utopie me revient en mémoire cet extrait du livre de Mark Hunyadi, La tyrannie des modes de vie :

« Vouloir tout changer à la manière des utopistes serait illusoire, et finalement paralysant ; ne rien faire serait tragique. »

La bande-dessinée de Christin et Bilal montre combien non seulement tout changer est impossible, mais en quoi ce genre de rêve est dangereux. Surtout quand on touche à la ville, à ce lieu où les gens vivent, socialisent, se construisent eux-mêmes. La ville utopiste, la « ville qui n’existe pas », voilà le réel danger.

C’est ce qu’écrit Thierry Paquot, dans Désastres urbains, quand il parle des gated communities, ces quartiers fermés et « sécurisés » :

« La ville, entendue comme idéal politique, lieu privilégié du partage des opinions, de la discussion, de l’expression des conflits et du respect des différences, est considérablement contrecarrée par cette non-ville qui contribue pourtant à l’urbanisation du monde – à défaut d’édifier une civilisation urbaine. »

Dreamland

Des villes qui n’existent pas, il n’y en a donc pas uniquement dans les bandes-dessinées de Christin et Bilal, il y en a aussi dans la réalité. En Égypte par exemple, comme le rappelle Paquot :

« En 2003, dans la banlieue du Caire, plusieurs projets immobiliers aux appellations américaines (Utopia, Garden City, Palm Hills, Gardenia, New Heliopolis…) ont été proposés à une clientèles aisée souhaitant vivre au rythme de la modernité-monde, avec téléphone portable, 4×4, voyages en avion partout dans le monde, etc. Ce sont des entrepreneurs égyptiens proches du pouvoir qui bétonnent le désert et édifient ces résidences clôturées entièrement équipées, avec piscines, golfs et autres distractions. C’est le cas de Dreamland, par exemple, que Moubarak en personne est venu inaugurer lorsqu’il était président. »

Dreamland, justement, nom évocateur au même titre qu’Utopia, sur laquelle la photographe Zaza Bertrand a travaillé. Ses photographies, qui illustrent cet article, nous montrent un univers totalement artificiel, dans lequel baigne une jeunesse en quête d’identité et ravagée par l’ennui.

Est-ce cela, la « vraie vie » dont parlait Madeleine, dans cette cité sous cloche et coupée du monde ? Cela ressemblerait plutôt à une « non-vie »…

Dreamland

 

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