Imaginer pour voir

Soudain je m’arrête : une forme s’est dressée au milieu du sentier, en haut d’une butte, à peut-être vingt ou trente mètres devant moi. On dirait un chien. Mais ce n’est pas un chien. Il a les oreilles moins pointues, le front plus large, et surtout ses yeux ne sont pas ronds, mais coupés au-dessus, et jaunes, et phosphorescents. Je les distingue très bien malgré la distance : l’animal me fixe droit dans les yeux, et ses yeux fouillent les miens, franchissent ma cornée, s’engouffrent dans ma pupille, parcourent mon cerveau, vont loin en moi. Personne ne m’a jamais regardé comme il me regarde. Je suis comme en face de moi. Un fil invisible est comme tendu entre nous. Il ne bouge pas, je ne bouge pas non plus. J’ignorais qu’il venait jusque-là, qu’il s’éloignait à ce point des montagnes. Je ne sais pas ce qu’il pense de moi : il est simplement là, bien présent, lui qui avait disparu, qui avait été éradiqué. Alors qu’il est la nature à lui tout seul. Peut-être il sent que je ne lui veux aucun mal, cependant il reste sur ses gardes : comment pourrait-il en être autrement, après tout ce que l’homme lui a fait subir ? Il a son pelage d’été, léger, poils courts, gris, blancs et roux. Ses pattes fines, presque graciles, sa gueule triangulaire, élégante. Il est beau, il est le seigneur. Je ne sais pas combien de temps nous restons là à nous contempler mutuellement, moi curieux, heureux, fasciné, même pas effrayé : je sais que les contes qui le présentent comme le méchant sont faux. Le méchant c’est l’homme, c’est toujours l’homme. Puis un insecte m’importune et par réflexe je fais un geste pour le chasser. Alors mon compagnon d’un instant, mon bref ami animal, apeuré, disparaît d’un bond dans la forêt. Au bout du sentier, sur le talus, il n’y a désormais plus que le ciel. De nouveau je suis seul. Mais j’ai vu le loup.



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