
Photo : © Suzana Koncut
Le traducteur fait parfois figure d’alchimiste : il s’agit pour lui de transmettre la pensée et le style d’un auteur sans jamais le trahir, tout en adaptant cette pensée et ce style de manière qu’ils soient lisibles par le lecteur d’un autre pays. Cet alliage que constitue le texte final doit être, au-delà de son hybridité forcée, un reflet fidèle de l’œuvre d’origine. Mieux : il doit donner l’impression d’avoir été écrit dans la langue-cible… Un casse-tête quand on sait à quel point la culture d’un pays est liée à sa langue !
Traduire un livre, c’est donc montrer qu’un dialogue multiculturel est possible, et même nécessaire : c’est montrer que les interprétations fidèles, les songes polyglottes et les histoires entremêlées des nations sont aux fondations mêmes de nos existences et aux sources de notre compréhension de l’homme. La littérature est la voix des peuples, et pour faire entendre cette voix aux échos multiples, nous avons besoin des traducteurs, qui rendent à la langue et à l’humanité sa polyphonie essentielle.
L’ouverture sur le monde et la polyphonie des langues : deux concepts auxquels reste attachée Suzana Koncut, traductrice depuis 1989 du français vers le slovène. Après des études de Littérature française à Ljubljana, elle s’envole en 1991 pour Paris afin d’y approfondir sa connaissance du français. Revenue depuis en Slovénie, elle ne cesse de travailler pour les maisons d’édition slovènes, pour des revues et même pour la radio !
Romans, biographies, essais, et beaucoup de pièces de théâtre, elle touche à tous les domaines et à toutes les époques : de Gustave Flaubert à Hervé Guibert, de Tahar Ben Jelloun à Roland Barthes, Suzana Koncut aime les littératures concernées par leur époque, qui l’assimilent et l’expriment dans une langue innovante et exigeante. Les littératures vivantes et métissées l’attirent particulièrement : des expérimentations littéraires d’un Perec (elle a traduit en 2007 La vie mode d’emploi) au essais historiques de Maalouf (Les croisades vues par les Arabes, 2008), des textes théoriques de Claude Lévi-Strauss (La pensée sauvage, 2004) ou de Jean-Pierre Vernant (sur la Grèce Antique, 1994) aux pièces de Koltès, les choix littéraires de la traductrice se distinguent par une ouverture sur le monde et un intérêt sans faille pour la réflexion sur l’homme.
Nous l’avons rencontrée le 17 avril 2009 à Ljubljana, attablés à la terrasse d’un café dans l’élégant parc de Tivoli, lors d’un entretien qui s’est peu à peu transformé en discussion sur la littérature, la Slovénie, la France, l’Europe et le monde. Rencontre au long cours avec une femme à la jonction de plusieurs cultures (francophones et slaves), qui a fait découvrir de nombreux auteurs français au public slovène, et qui par ailleurs est danseuse. Portrait esquissé d’une personnalité pleine d’humour, modeste, fière de ses opinions et qui profite de sa liberté pour nous transmettre toute la passion qu’elle met dans son métier.
Vous notez une relative méconnaissance de la part des Slovènes à propos des mœurs étrangères. Cela entraîne-t-il des difficultés supplémentaires lors de la traduction ?
Cela arrive, oui. À ce sujet, je me rappelle un de mes oncles, aveugle, qui ne peut lire et qui écoute donc les livres en cassettes : il a écouté un livre de Chinua Achebe, un très grand auteur nigérian qui écrit en anglais. Dans ce livre, on trouve un dialecte, ou plutôt une sorte d’argot, qui est un mélange d’anglais et de langues africaines. Le traducteur a choisi de le rendre par un dialecte de Ljubljana : mon oncle m’a dit que c’était proprement impossible à écouter ! Imaginez un personnage en Afrique parler un dialecte ljubljanais, qui est un langage urbain, complètement marqué culturellement, et qui n’a donc rien à voir avec la société africaine. Voilà un terrible problème pour les traducteurs.
Nous avons ici une immigration du sud de la Yougoslavie : cette population parle un mélange de serbe, de croate et de slovène, où ce sont surtout les accents et les mélodies qui diffèrent. C’est vraiment le seul argot des immigrés qui existe en Slovénie. On ne peut pas traduire par exemple le langage d’un auteur beur français par cet argot « yougoslave » : le traducteur se doit d’inventer une langue.
Avez-vous déjà vécu cette situation où vous avez justement dû inventer une langue, car il n’y avait aucun équivalent disponible en slovène ?
Jusqu’à présent, je n’ai eu que de petites parties de ce genre à traduire, et j’ai un peu improvisé selon les circonstances. Mais il y a par exemple des auteurs créoles qui écrivent des romans entiers dans cette langue, et que j’ai vraiment envie de traduire, même si cela me fait peur aussi. Dans ce cas, il me faudrait faire une étude de cette langue, du créole, pour pouvoir comprendre comment elle est constituée, et pouvoir faire ensuite une nouvelle création. Nous ne sommes pas assez payés pour effectuer un tel travail. J’adorerais traduire Patrick Chamoiseau par exemple, un auteur martiniquais, que je lis en créole, mais je ne sais trop comment je m’y prendrais.
Vous comprenez le créole ?
Je me débrouille, car c’est un mélange où le français est souvent bien présent, et quand je ne comprends pas, alors j’imagine, je fais travailler mon intuition !
Traduire du créole… oui, j’aimerais vraiment, et je pense que je le ferai un jour, mais c’est vraiment une question d’ordre économique : si j’avais le budget pour effectuer un tel travail, je m’y mettrais. Mais les années à venir me font croire que ce n’est pas tout à fait à l’ordre du jour…
À propos justement du fait que vous devez parfois faire preuve d’imagination, quel est selon vous la part de création dans le métier de traducteur : est-ce un écrivain ? Car même s’il transpose la pensée d’un auteur, il utilise ses mots à lui.
Je pense que cela dépend des traducteurs, et je dois avouer que je n’ai jamais vraiment réfléchi à ce problème, je ne me suis jamais vraiment demandé quelle était ma part de travail. En fait je le fais… c’est bizarre… c’est bête à dire maintenant après toutes les études faites à ce sujet, mais même avec toutes les écoles de traduction de la terre, le traducteur pour moi se forme par l’expérience. Et peu de traducteurs font parallèlement à leur métier un travail de réflexion sur la théorie et la méthodologie qu’ils mettent en œuvre. J’essaie quant à moi d’être très fidèle à l’écrivain tout en sachant que c’est nécessairement une autre création.
Cette image du traducteur-créateur est aussi un stéréotype.
Tout à fait, et je ne comprends jamais pourquoi il y a tant de discussion sur ce sujet : est-ce que le traducteur est un créateur ? C’est carrément égocentrique. Est-ce que celui qui joue une partition se demande s’il est artiste ou pas ? Non, il interprète.
Avez-vous déjà tenté d’écrire vous-même ?
Non, et je n’en ai pas envie, mais c’est parce que je me suis trouvé un autre champ d’expression avec la danse : je n’ai pas eu besoin d’utiliser les mots pour une création d’ordre personnel. Mais peut-être cela viendra-t-il un jour ?
Vous sentez-vous un rôle de passeur de culture, vous qui ne cessez de faire des aller-retours entre la culture française et la culture slovène ?
Oui, complètement, c’est quelque chose que je sens profondément. Cela procure même parfois un sentiment d’auto-satisfaction : je suis vraiment fière par exemple de traduire Volodine, un très bon auteur que l’on ne connaît pas, et qui n’amène pas seulement une manière nouvelle de s’exprimer, mais aussi tout un univers intellectuel qui me plaît. Et je suis contente de me dire qu’un autre pourra le lire !
Tous les traducteurs ne s’engagent pas dans leur traduction, quand d’autres choisissent des auteurs en particulier et refusent des commandes. Moi, si le livre ne me plaît pas, je me dis que cela ne vaut pas la peine de le publier, et je refuse. Je ne suis pas seulement un artisan, je conserve une liberté. C’est là que se pose cette question, car on peut choisir ou non de s’engager personnellement dans son travail : à ce moment-là il y a une création, ou au moins un travail d’intermédiaire. On s’engage à retranscrire fidèlement la parole d’un auteur qui nous touche.
Il est intéressant que vous, traductrice et personnalité à la jonction de deux cultures et de deux langues, vous vous sentiez autant attirée par les auteurs du Maghreb. Ceux-ci en effet sont également porteurs d’une double culture, et rédigent dans une langue autre que leur langue maternelle, et même jouent souvent à les mêler.
C’est en partie un effet de mode, lié à une tendance de notre monde contemporain à s’intéresser davantage aux cultures africaines, surtout en France évidemment qui entretient avec elles des liens de longue date. C’est aussi une question de goût personnel. Je suis naturellement plus attirée par les auteurs de ces pays-là que par les auteurs français de la métropole, bien que je me tienne au courant de l’ensemble de l’actualité littéraire française.
Je trouve que les auteurs francophones du Maghreb et d’Afrique Noire se posent beaucoup plus de questions sur notre monde que les auteurs de la métropole, et j’estime cela nécessaire aujourd’hui, même inévitable, de se préoccuper des événements qui arrivent autour de nous. Sans aller jusqu’à une littérature politique ou engagée, j’aime que les auteurs soient conscients de ce qu’il se passe, et de la position de l’homme dans tout ça. Je trouve que parfois les auteurs français se coupent du monde extérieur, de manière très arrogante. Parler d’un petit morceau d’existence dans un petit bout du monde qu’un homme vit dans sa salle de bains, je trouve cela sans intérêt.
C’est vrai qu’on ne pourrait pas dire par exemple que Pascal Quignard, que j’aime traduire, s’engage politiquement dans le monde. Mais il réfléchit tellement sur l’histoire de l’homme, sur toute une culture qui a fait l’homme européen, qu’il amène selon moi quelque chose d’essentiel.
Et puis les écrivains maghrébins ont tellement été bousculés dans leur vie qu’ils ne peuvent éviter d’inclure la réalité dans leurs œuvres. Au fond, j’aime quand des événements réels surviennent dans l’œuvre, pas nécessairement des événements actuels, mais quand ils donnent au moins lieu à une réflexion sur le monde.
Vous avez également traduit la littérature classique, dont Madame Bovary, pour lequel vous avez d’ailleurs reçu le prix de la meilleure traduction slovène. Était-ce une envie de votre part ou une commande ?
C’était une commande. En fait nous avons déjà une vieille traduction des années 20, très marquée par l’époque où elle avait été faite. La maison d’édition pour laquelle j’ai travaillé voulait une traduction plus actuelle, et plus neutre je dirais. C’était aussi une volonté de ma part que la traduction ne soit pas marquée par notre époque, ni qu’elle essaie d’évoquer l’époque de Flaubert, mais qu’elle reste écrite dans une langue assez ouverte, qu’elle tienne au moins… je ne sais pas… cent ans ? C’est d’ailleurs rester fidèle à la volonté de Flaubert que d’agir ainsi, lui qui voulait déjà une écriture « nettoyée » : ajouter des marques temporelles limiteraient la portée et l’impact de l’œuvre.
Flaubert faisait très attention à chaque mot et chaque phrase : j’ai donc moi aussi fait très attention à chaque mot et chaque phrase ! Je me rappelle d’un cours que j’ai suivi pendant deux ans lors de mes études de Littérature comparée, sur la littérature réaliste, où on a étudié Flaubert. Le professeur avait beaucoup insisté sur la traduction de Madame Bovary, en exposant quelques « erreurs » de traduction, quelques choix manquant de pertinence, comme par exemple traduire le même mot à divers endroits du texte par différents mots, ou l’inverse, et surtout en montrant des décisions syntaxiques qui n’étaient pas tout à fait justes.
Ce qui est quand même facile avec Flaubert, même si c’est une traduction difficile, c’est qu’il existe tant d’études que je n’ai pas à deviner comment la phrase de Flaubert est faite : je lis deux ou trois études, et je sais comment traduire. La syntaxe de Flaubert est claire, structurée, elle ne juxtapose pas trop de subordonnées, elle est comme il le disait lui-même « objective », elle n’accumule pas les métaphores : il faut suivre ça en slovène, même si ce n’est peut-être pas de cette manière que j’aurais traduit à première vue.
J’ai essayé de faire une traduction qui tienne quelques dizaines d’années, au moins cent ans, mais ça, seul le temps peut le dire. Au moins elle est juste pour l’instant.
Le prix que vous avez reçu a-t-il changé quelque chose ?
Je sens que j’ai changé de statut : je suis devenu quelqu’un de reconnu et de fiable. Quand on me propose une traduction maintenant, la personne en face le fait avec le présupposé que le livre sera bien traduit. En fait, c’est assez narcissique, mais des gens m’ont dit qu’il leur arrivait de choisir les livres parce qu’ils voyaient mon nom : voilà qui fait plaisir !
Dans tous les cas, je travaille dans ce domaine depuis 1989, et maintenant j’ai un CV derrière moi : les gens savent quels sont mes auteurs de prédilection et mes domaines de travail, et ils me contactent par rapport à ça.
Perec est-il une commande ou un choix de votre part ?
Avec Perec, c’était différent. J’ai traduit trois livres de lui : d’abord Les choses, qui était une commande, ensuite W ou le souvenir d’enfance, qui était une volonté de ma part, et puis La vie mode d’emploi. Pour La vie, il s’est produit un enchaînement de coïncidences malheureuses : quand je traduisais W, j’ai rencontré une fille fascinée par Perec qui voulait traduire La vie mode d’emploi : elle a commencé la traduction avec un grand enthousiasme, et puis elle a eu un accident. La maison d’édition cherchait quelqu’un pour terminer la traduction, alors j’ai pris la suite…
Je vais faire un quatrième livre de Perec, un choix d’une dizaine de textes plus courts. Cela dépasse un peu la traduction, c’est un peu un travail d’éditeur, car c’est moi qui fais la sélection et qui organise l’ensemble.
Y-a-t-il des auteurs, slovènes, français ou d’autres langues, qui vous ont formé dans votre exercice de la traduction, auxquels il vous arrive de revenir ?
En fait, je commencerais par dire à ce sujet que mon grand problème, ou quelque chose que je n’aime pas chez moi, c’est que je dois passer très rapidement d’une traduction à une autre. Il faut que j’accumule les nouvelles lectures des auteurs que je suis susceptible de traduire, par exemple les nouvelles sorties littéraires. Je lis comme ça, sans vraiment réfléchir, pour accumuler des informations. Il est finalement très rare que je me plonge dans des auteurs pour le seul plaisir de la langue.
Bien sûr, quand mon attention est attrapée, je plonge sans hésiter. Le dernier justement à m’avoir passionnée, c’est Volodine. Il y a Quignard aussi. Ce sont des écrivains qui ne nous laissent pas la possibilité de glisser à la surface, à la lecture comme à la traduction. Quignard par exemple utilise énormément d’explications étymologiques, de références au latin, de développements sur les mots français, comment ils se sont transformés, par associations de mots… On ne peut pas traduire ces passages en prenant seulement en considération le sens : souvent j’ai dû chercher les mots dans des dictionnaires de latin pour pouvoir rendre l’idée que Quignard avait eue. Il a donc été une sorte d’école pour moi, il m’a fait prendre conscience de tous les niveaux qu’un mot inclut : pas seulement le sens, mais aussi l’histoire, les possibles divergences, le sang du mot.
Dans tous les cas pour traduire, il faut que le fond du texte, l’histoire racontée, vous intéresse.
Oui, tout à fait. Il serait de toute façon difficile de ne traduire un livre que pour sa langue. Mais il existe pourtant des auteurs intéressés uniquement par le côté formel, qui sont exclusivement concentrés sur les mots, les jeux entre les mots, déconnectés du monde, qui font presque un travail de linguiste. Est-ce que cela amène quelque chose au niveau de la communication entre les gens, entre les peuples, et de la connaissance de l’homme ? Pour moi, ça n’amène rien, et ça ne me dit rien de traduire ce genre de texte.
Plusieurs auteurs parmi ceux que vous avez traduits n’avaient pas leurs œuvres en slovène avant que vous permettiez de les faire publier. Hervé Guibert ou Jacques Rancière étaient-ils connus en Slovénie avant que vous les traduisiez ?
Jacques Rancière oui, car il est lié à des philosophes slovènes, son nom revient souvent ici. Mais Guibert non, Ben Jelloun, Sarraute, Quignard, Echenoz, Lagarce et Perec non plus. Dans ces cas-là, et selon la maison d’édition, il m’arrive de faire une postface pour ses « nouveaux » auteurs.
Le fait que vous fassiez découvrir ces auteurs exerce-t-il une influence quelconque sur les Slovènes ? Avez-vous eu des échos de votre travail, ou votre place de « passeur de culture » se formalise-t-elle à ce moment-là d’une façon particulière ?
Des échos, cela arrive rarement, car quand le livre sort, c’est du livre qu’on parle, pas de la traduction : on parle de la langue comme si c’était la langue même de l’auteur. De toute façon, si une traduction est sentie comme quelque chose de français, ce n’est pas bien : il faut que cela s’intègre naturellement à la culture locale.
Une influence, oui, je pense : Quignard par exemple a eu un impact sur quelques personnes ici, on a monté des pièces à partir de livres que j’avais traduit. Ben Jelloun ou Maalouf aussi : pour Maalouf, son point de vue arabe sur les Croisades a amené quelque chose d’inédit, une pensée que l’on ne connaissait pas en Slovénie, et qui a eu un impact indéniable sur les gens intéressés par ce sujet. Et puis j’ai traduit beaucoup de théâtre français, quelque chose comme un livre sur deux, et elles sont ensuite souvent jouées. Koltès par exemple est beaucoup joué ici, et plus personne ne pense que c’est un auteur français : c’est un auteur, point, et un auteur qu’on aime beaucoup.
Lagarce, c’est plus difficile, parce que c’est un univers très personnel : de pièce en pièce, il raconte en fait toujours la même histoire, celle d’un fils qui a quitté la maison parce qu’il se sentait différent et qui revient pour dire qu’il va mourir. C’est un contexte très familial, très codifié à la française ; son influence ici est peut-être moindre.
Au-delà de l’influence qu’exercerait la culture française sur la culture slovène, ou inversement, et de l’enrichissement des cultures entre elles, quelle place donneriez-vous à la Slovénie dans la culture européenne ?
Je pense à la Foire du Livre à Ljubljana qui a eu lieu il y a quelques mois : à cette occasion j’ai participé à une table ronde où était présent le traducteur slovène de Kundera, qui a traduit tous ses livres ici.
D’abord, à propos de Kundera, il y a eu longtemps un concept dont les Occidentaux n’ont peut-être pas senti tout l’impact qu’il avait eu ici : le concept d’Europe Centrale, qui était très à la mode. C’était avant que nous entrions dans l’Union Européenne. L’Europe Centrale, ça nous permettait de préserver une identité, bien séparée au sud de celle des Balkans, pour nous sentir plus européen qu’eux – mais aussi de l’autre côté, à l’ouest, pour nous différencier de l’Occident ! Kundera est vraiment un produit de ce concept, il était très aimé ici pour cela. C’est aussi un auteur d’Europe Centrale, parmi quelques autres, qui a eu un grand succès en France : il est devenu une sorte d’idole ou d’exemple. J’ai beaucoup aimé ses romans à l’époque, et surtout ceux encore écrits en tchèque, avant son départ pour la France. Mais j’ai la forte impression que Kundera se pose encore aujourd’hui comme « l’Intellectuel » d’Europe Centrale : le traducteur que j’ai rencontré à la foire du livre parlait de lui de cette façon, alors que selon moi ce concept est complètement dépassé.
Je me rappelle d’ailleurs qu’après l’Europe Centrale, un autre concept est arrivé, celui de la Méditerranée : tout à coup on est devenu un pays méditerranéen ! C’est devenu un concept politique très à la mode : il y a eu des programmes d’études méditerranéens, des colloques sur la Méditerranée, des événements culturels, littéraires…
Quand on y pense, on a aussi subi une influence ottomane, et aujourd’hui ce sont les Provinces Illyriennes qui sont à la mode !
Ce qui importe pour vous, c’est finalement une ouverture au monde, sans frontières et sans complexes.
Oui, car c’est quand je vois tout ça que je sens la différence de mon regard. Les auteurs qui m’intéressent, métissés ou non, sont ceux qui sont ouverts sur le monde, et pas seulement sur une petite région ceinturée par des frontières. Avec les notions d’échange et les voix de communication d’aujourd’hui, on ne peut plus parler de relations exclusives entre la France et la Slovénie : c’est l’ouverture de tout un pays, d’une culture ou d’une personne à tout ce qui se passe autour qui est importante désormais.
D’ailleurs, je sais que je suis slovène mais je n’irai pas voyager dans le monde en brandissant le bras et en criant : « Je suis slovène ! » : ça n’apporte rien à mon identité, ça me marque bien sûr, mais ce n’est pas quelque chose qui me limite ou qui doit me fermer des portes. Nous sommes de toute façon tous énormément imprégnés de multiples influences.
Avant de vous quitter, un mot sur vos projets ?
Je termine en ce moment la traduction de Volodine, puis comme je vous le disais tout à l’heure, il y a le recueil de textes de Perec. J’ai prévu aussi de constituer un recueil d’essais de Camus, et de traduire un livre de Jacques Rancière et un autre de Gilles Deleuze, une réflexion sur l’art et sur la réception des œuvres d’art.
Merci beaucoup Suzana Koncut !
Je vous en prie, merci à vous. Et bon séjour en Slovénie !
Suzana Koncut : CV et bibliographie sélective
Née le 2 décembre 1965 à Kranj, Slovénie.
Formation
1990 : Diplôme en Langue et Littérature française et en Littérature comparée à la Faculté des Lettres, Ljubljana
1991-1992 : Diplôme d’études approfondies à l’Université Paris VIII-Saint Denis
À partir de 1989, elle traduit pour différentes maisons d’édition et revues slovènes en tant que traductrice indépendante. Elle est spécialisée en belles lettres (textes de prose et textes dramatiques) et en textes théoriques en sciences humaines.
Les astérisques signalent les auteurs pour la première fois traduits en slovène.
Livres imprimés
J.-P. Vernant, P. Vidal Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, ŠOU v Ljubljani, 1994
*T. Ben Jelloun, L’enfant de sable, Mladinska knjiga, 1995
*G. Perec, Les choses, Mladinska knjiga, 1996
*N. Sarraute, Les fruits d’or, Cankarjeva založba, 1996
E. Bavčar, Le voyeur absolu, Cankarjeva založba, 1996
G. Flaubert, Madame Bovary, Mladinska knjiga, 1998
A. Appia, La mise en scène du drame wagnérien, La musique et la mise en scène, L’Œuvre d’art vivant, Knjižnica MGL, 1998
*T. Ben Jelloun, Racisme expliquée à ma fille, Urad za mladino, 1998
*R. Boudjedra, La répudiation, Cankarjeva založba, 1999
N. Bacharan, D. Simmonet, L’amour expliqué à nos enfants, Cankarjeva založba, 2000
S. de Beauvoir, Deuxième sexe, Delta, 2000-2001
*A. Djebar, L’amour, la fantasia, Mladinska knjiga, 2001
*P. Quignard, Terrasse à Rome, Beletrina, 2001
R. Barthes, L’empire des signes, pour Maska, en préparation
P. Quignard, Vie secrète, Cankarjeva založba, 2002
G. Deleuze, Logique de la sensation, pour Hiperion, 2002
M. Yourcenar, Feux, Litera, 2004
D. Laporte, Histoire de la merde, Študentska založba, 2004
A. Badiou, Petit manuel de l’inesthétique, Apokalipsa, 2004
C.-L. Strauss, La pensée sauvage, Krtina, 2004
T. Ben Jelloun, La nuit sacrée, Modrijan, 2004
*A. Devi, Soupir, Sanje, 2004
*G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, Litera, 2005
P. Quignard, La haine de la musique, Študentska založba, 2005
J.-C. Rufin, L’Abyssin, Mladinska knjiga, 2005
*F. Emmanuel, Partie d’échecs indiens, Modrijan, 2005
J. Rancière, Le maître ignorant, En Knap, 2005
M. Chagall, Ma vie, Študentska založba, 2005
T. Ben Jelloun, Cette aveuglante absence de lumière, Cankarjeva založba, 2006
M. Godelier, L’énigme du don, Študentska založba, 2006
G. Perec, La vie mode d’emploi, Študentska založba, 2007
H. Guibert, La chair fraîche, pour l’adaptation théâtrale au Slovensko mladinsko gledališče, 2007
*J. Echenoz, Je m’en vais, Modrijan, 2008
*J. Attali, Bruits, MASKA, 2008
A. Maalouf, Les croisades vues par les Arabes, 2008
A. Camus, R. Char, Correspondances 1946-1959, LUD Literatura, 2009
P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique, Krtina, 2009
Textes dramatiques les plus importants
S. Becket, Va-et-vient, Radio Slovenija, 1991
J. Cocteau, Les mariés de la Tour Eiffel, Radio Slovenija, 1992
B.-M. Koltès, Tabataba, Radio Slovenija, 1993
M. Duras, La Musica, Radio Slovenija, 1994
N. Sarraute, Mensonge, Radio Slovenija, 1994
E.-E. Schmitt, Le visiteur, Radio Slovenija, 1995
J.-C. Carrière, Aide-mémoire, Španski borci, 1996
M. Duras, La Musica Deuxième, SNG Drama, 1997
Y. Reza, Art, SNG Drama, 1998
B.-M. Koltès, Dans la solitude des champs de coton, pour SNG Drama, 1996
B.-M. Koltès, La nuit juste avant les forêts, Mini teater, 2000
E.-E. Schmitt, Le libertin, PDG Nova Gorica, 2000
Y. Reza, Les trois versions de la vie, SNG Drama, 2002
P. de Marivaux, L’île des esclaves, pour Gledališče Koper, 2003
P. de Marivaux, Le legs, pour Gledališče Koper, 2003
B.-M. Koltès, Combat de nègre et de chiens, SNG Drama, 2004
B.-M. Koltès, Le jour des meurtres dans l’histoire de Hamlet, Mini Teater, 2005
B.-M. Koltès, La Marche, Mini Teater, 2005
J.-M. Chevret, Faux départ, MGL, 2006
*J.-L. Lagarce, Juste la fin du monde, SNG Drama, 2008
Textes théoriques courts les plus importants
J. Lacan, La direction de la cure et les principes de son pouvoir, Problemi-Razprave, št. 4, 1990
N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, v zborniku “Ženska v grški drami”, ŠOU v Ljubljani, 1993
J. Kristeva, Les maux d’amour, Literatura, št. 41, 1994
R. Barthes, La mort de l’auteur ; J. Lacan, Lituraterre, in “Sodobna literarna teorija”, Krtina, 1995
R. Durand, La performance et les limites de la théâtralité ; J.-F. Lyotard, La dent, la paume ; P. Davis, Du texte à la scène : un enfantement difficile ; A. Ubersfeld, Le plaisir du spectateur, in “Prisotnost, predstavljanje, teatralnost”, Maska, 1996
R. Caillois, Les jeux et les hommes (extraits), in Teorije igre, Študentska založba, 2004
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